Coordination clinique

 

Coordination clinique

Fernando de Amorim Paris,

le 12 septembre 2018

Comment éviter les récidives suicidaires ? Il est vrai que les initiatives fructueuses de prévention se multiplient, comme l’écrit Pascale Santi dans Le Monde du 12. IX. 2018.

 

Et pourtant, plusieurs points de son article méritent réflexion. Le problème du financement. C’est pour moi un point d’exaspération majeur. Je pense qu’il s’agit d’un très mauvais calcul clinique d’attendre des financements – « de mutuelles, de fondations, de la CPAM de Paris, de la Mairie de Paris » – pour mettre en place une politique de prévention du suicide.

A quoi bon recevoir des jeunes et ne pas pouvoir mener à bien un vrai traitement par manque de moyens ?

Les six cent psychologues du réseau laVita, ont reçu soixante-quinze jeunes en 2017 selon la journaliste. A titre comparatif, les vingt-trois membres cliniciens du Réseau pour la psychanalyse à l’hôpital (RPH) ont assuré quarante-six mille neuf cent soixante dix-huit consultations en 2017 dont onze mille sept cent quarante- quatre concernant directement la consultation publique de psychanalyse (CPP), et c’est cette consultation publique avec des jeunes qui nous intéresse ici.

 

 Certes, tous les patients n’étaient pas des jeunes ni, non plus, suicidaires, mais quelle débauche de moyens pour de bien maigres résultats comparés à ceux de la CPP.

Les points importants dans cette donnée chiffrée de la CPP sont que rares sont les patients qui ne payent rien, que la majorité des cliniciens n’a pas la trentaine et qu’aucune subvention n’est demandée à aucun substitut de papa ou maman : l’Etat, la collectivité, les fonds privés.

 

La consultation publique de psychanalyse est portée par le désir de ses membres. Et cela depuis 1991. Le remboursement des psychothérapies est une fausse solution car cela va nourrir la mollesse de la formation clinique des psys – psychologues et psychiatres – à la conduite des psychothérapies dignes de ce nom.

Au sein de la CPP du RPH, les étudiants commencent à recevoir des patients dès leurs premières années d’études. Bien évidemment, ils sont en psychothérapie ou en psychanalyse et sont suivis par un superviseur hebdomadairement en supervision individuelle, de groupe et dans les cas d’urgences.

Quand ils obtiennent leur diplôme, ils continuent à recevoir des patients selon les moyens de ces derniers, comme une manière de respecter la tradition hippocratique chère à Freud et à Lacan car offrir des consultations gratuites n’élève pas l’être souffrant au désir de construire sa dignité mais, surtout, satisfait la culpabilité du praticien et sa volonté de puissance.

Ainsi, parler d’« évaluation scientifique » d’un tel dispositif de gratuité et de remboursement qui est en train d’être mené dans « quatre départements » c’est faire usage des mots –« évaluation » et « scientifique » – de manière journalistique certes, mais pas du tout rigoureuse.

Evaluons la compétence des psys non pas à partir uniquement de leur diplôme ou d’un exposé livré au journaliste sans vérification clinique, mais à leur manière de conduire des cures et de leurs rapports avec la science, dans le sens premier du mot, celui depuis le début du XIIe siècle, à savoir, l’aptitude, de l’habilité acquise dans un domaine.

Or, nous sommes bien loin du compte.

Bien évidemment « La prévention du suicide est un enjeu crucial », mais ce n’est pas avec des bricolages et aumônes financiers que nous éviterons les récidives.

 

 Mettons en place un dispositif où l’être peut s’approcher de l’horreur qui est la sienne d’être en vie, de sa haine existentielle et de son désir de vengeance vital. Mais pour supporter et assurer cette rencontre, il faut que le clinicien ait les reins solides. Et cela se construit dans sa psychanalyse personnelle. Gigoter tant que vous voudrez : c’est par la castration symbolique que vous trouverez le désir.

Certes, « l’amélioration de la prise en charge » est essentielle, et elle passe par la mise en place d’un « plus grand nombre de lieux », comme le dit si bien le professeur Guillaume Vaiva.

 

 J’ai créé la première CPP en 1991 mais, très probablement, les personnes citées dans l’article n’ont-elles pas davantage entendu parler de mon travail, comme je n’avais pas entendu parler de quelques-unes présentement citées.

Créer des lieux est nécessaire, à condition qu’une coordination clinique suive les conduites des cures. Nous avons ce qu’il faut en France en termes de locaux et des compétences pour opérer avec la détresse qui pousse les gens au sacrifice ultime.

Ce qu’il nous faut c’est, en suivant l’idée du RPH, de créer des consultations où un étudiant, accompagné d’un diplômé véritablement expérimenté pourra s’exercer à la clinique de l’écoute. Si je propose cela c’est parce que cela existe déjà au sein du RPH.

Pour élargir cette expérience, il faut que les Maires puissent mettre à disposition un local où la population sera reçue. Ceci est un vrai projet de santé publique porté par des cliniciens d’une santé mentale bien française, c’est-à-dire freudo-lacanienne. J’y reviendrai.

Il nous faut aussi un rassemblement de toutes ces associations autour d’un groupe de cliniciens habilités à former des cliniciens et de donner des consignes cliniques limpides au suivi clinique et à la conduite des cures. Si cela fonctionne au sein de la CPP – diminution évidente de tentatives de suicide – il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne pas dans un autre coin du pays.

 

 Pour l’anecdote, le RPH avais proposé de travailler avec un chef de service de réanimation d’un hôpital parisien qui reçoit des patients ayant fait une tentative de suicide. Dans l’incapacité de m’y rendre moi-même, une collègue, Madame le Docteur L. M. a été désignée pour prêter main forte à l’équipe du professeur M. Dès son arrivée, elle fut repoussée par le syndicat A, par les psys B. (psychologue) et C. (psychiatre). Le chef de service était obligé de construire une manœuvre administrative titanesque pour transformer cette écoute attentive en stage, pour calmer les esprits revendicateurs.

 

Il est important que chaque acteur du soin puisse mettre son orgueil et ses acquis administratifs de côté et laisser la place à la naissance du transfert, pour que nous puissions évaluer scientifiquement – et ici la formule porte son poids – l’importance essentielle du transfert et la conduite de la cure psychothérapeutique dans la prévention du suicide.

 

 J’adresserai cette missive aux personnes et aux associations citées pour voir si le strapontin installé par Madame Santi avec son précieux article provoquera la propulsion attendue, ou pas.

 

En attendant le saut de mes possibles interlocuteurs, c’est avec joie que j’apprends que la Mairie de Créteil (94) ouvrira une nouvelle CPP fin septembre. Nous avons en France des groupes désorganisés épistémologiquement – chacun dans son coin n’en faisant, cliniquement, qu’à sa tête – désireux de faire quelque chose pour ces jeunes en souffrance, mais pour que ces démarches puissent avoir une cohérence clinique donnant des résultats consistants à une vie, il est exigé de nous tous – responsables politiques, journalistes, cliniciens – de marcher en ordre serré.

Ainsi, comment éviter les récidives suicidaires ? En donnant au jeune (coté futur clinicien mais encore étudiant universitaire), la possibilité d’être indépendant, et cela commence par une formation à la clinique comme il est proposé au RPH ; en donnant au jeune (coté patient en détresse), de se sentir responsable de sa vie, et cela passe par payer, selon ses moyens, sa psychothérapie.

Pour les deux, il s’agit de construire leur position de sujet désirant.

Avec le nombre de consultations en 2017 – le chiffre de 2018 sera recensé le 25 décembre par l’auteur de ses lignes –, la CPP n’a eu de la part de ses cliniciens aucun signalement de suicide.

Pour quelle raison ? Parce que nous faisons un usage rigoureux de l’enseignement freudo-lacanien.

En un mot, quand l’être fait une tentative de suicide et arrive à notre CPP, nous faisons en sorte, d’emblée, d’installer le transfert et d’examiner s’il vient nous rendre visite pour dire de sa haine ou pour faire semblant de se mettre au travail clinique.

 

 

La clinique avec le suicidant soulève l’horreur du désir. Si le clinicien n’est pas habilité à assurer une écoute solide – avec sa psychanalyse personnelle, la supervision, les groupes d’étude, la participation aux réunions cliniques –, il ne touchera pas le cœur de l’affaire, à savoir, la résistance du surmoi et l’Autre non-barré, deux éléments issus de la clinique de Freud – pour le premier –, et de Lacan – pour le second –, et que je mets en évidence pour montrer, très modestement, que se passer de l’enseignement de ces deux cliniciens majeurs rend la tâche du praticien infertile, voire inutile.