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De la différence entre les tranches d’analyse et la psychanalyse sans fin du psychanalyste

Marine Bontemps
Paris, le 17 octobre 2025

Le psychanalyste Fernando de Amorim a établi un principe nouveau dans l’histoire de la formation du psychanalyste : que celui qui occupe cette position, et tant qu’il poursuit son exercice clinique, continue d’associer librement ses pensées sur le divan d’un psychanalyste. Je qualifie ce principe de nouveau car il n’est ni n’a été assuré ailleurs. En revanche, il prend son origine en 1910 chez Sigmund Freud, lorsque ce dernier indique à celui qui veut devenir analyste « qu’il commence son activité par einer Selbstanalyse, et approfondisse continuellement celle‑ci au fur et à mesure de ses expériences avec le malade »1. Selbst, en allemand, signifie « soi-même ».

Certains analystes sont interpellés par cette forme de psychanalyse sans fin. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une analyse sans fin, d’une « analyse infinie » [die unendliche Analyse] semblable à ce qu’avait formulé Freud dans son texte de 19372. Nous parlons d’une psychanalyse, la psychanalyse de quelqu’un qui en a vécu la traversée, de l’entrée jusqu’à la sortie, qui a ainsi opéré sa circumnavigation et qui, mettant pied à terre, reconnaît en tant que sujet son désir d’être psychanalyste et consent à obéir aux indications freudiennes de poursuivre l’expérience d’associer librement ses pensées et d’en sortir enseigné sur lui-même.

Refuser cette proposition au motif de réaliser, par périodes, des tranches d’analyse, nous interpelle à notre tour. L’expérience d’une psychanalyse est celle d’une traversée, de A à Z. Fernando de Amorim use de la métaphore maritime pour la représenter, et plus spécifiquement de l’expérience de Juan Sebastián Elcano (1486-1526), premier à avoir fait le tour du monde, dans cette traversée qui coûta la vie au capitaine Fernand de Magellan (~1480-1521). Elcano a mené le reste de l’équipage à bon port, à bord du seul navire restant de l’escadre castillane : la Victoria. Inspiré par cette expérience humaine possible, Fernando de Amorim a transposé l’expérience de la psychanalyse dans le registre de la navigation hauturière. Elcano a fait le tour du globe : de Sanlúcar de Barrameda jusqu’à Sanlúcar de Barrameda. La traversée d’une psychanalyse est son équivalent : le psychanalysant a fait le tour, non pas de A à Z d’ailleurs, mais de A à A. Ou, peut-être mieux dit encore, de A à Ⱥ. Le psychanalyste est en charge d’assurer les conditions de cette traversée. Le psychanalysant peut, tout au long de sa cure, se tromper et tout autant chercher à tromper l’autre ; le psychanalyste, lui, n’a plus ce droit, ni celui de tromper ni celui de se laisser tromper. L’analyste, selon Fernando de Amorim, se trompe car il n’a pas appris à naviguer en haute mer. Faire une analyse sous forme de tranches revient ainsi à un cabotage, c’est-à-dire une navigation de port en port, le long des côtes, là où une psychanalyse nécessite l’expérience d’une navigation en haute mer : à 360° autour, il n’y a rien à quoi se raccrocher, sinon au bateau nommé psychanalyse, au désir et aux signifiants piochés dans le trésor qui les abrite, le grand Autre barré (Ⱥ).

Un autre motif est avancé, pour discuter la psychanalyse sans fin du psychanalyste : il s’appuie sur l’importance accordée à la séparation et à la chute du transfert qui accompagnent une fin d’analyse. Or, chute du transfert il y a lorsque le psychanalysant sort de psychanalyse et devient sujet, y compris dans les cas où il continue, puisque clinicien, à se rendre chez un psychanalyste. Je peux en témoigner. L’objet chute. L’objet dont le psychanalyste avait été fait le représentant, c’est-à-dire l’objet du fantasme, chute. Et alors, en position de sujet, sur le divan, ce n’est plus au voile que je m’adresse, c’est à moi-même, en direction de l’Autre barré auquel j’ai recours pour dire et pour que ce dit soit transformateur, en ce qu’il conduit à une action participant à la construction dont je suis aujourd’hui responsable : celle de mon existence. Et là où la figure du psychanalyste, tout au long de la cure, sur le divan comme au dehors, avait peuplé mes pensées, occupant tantôt la place d’un grand Autre féroce, tantôt celle d’un recours symbolique apaisant, mais toujours la place d’un Autre dont j’espérais la garantie, je mesure la manière dont, depuis ma sortie de psychanalyse, cette place est libre. À cette place, il n’y a rien. « Je ne vis plus sous occupation ». Voilà ce que j’ai pu m’entendre dire sur le divan.

La séparation ne concerne pas la personne du psychanalyste. La séparation concerne cet Autre en moi, non barré, intrapsychique, intramoïque, que j’avais fomenté pour donner corps à mon fantasme et avec lequel le psychanalyste avait été confondu, lui aussi. Ce n’était pas le premier. Mais la sortie de psychanalyse atteste que c’était le dernier. C’est cela la traversée d’une psychanalyse. La série des mises en scène fantasmatiques s’achève. Il y a effectivement séparation, séparation d’avec cette logique fantasmatique à laquelle participe le Moi.

Retourner sur le divan, poussé par un symptôme, une inhibition, une angoisse, n’est pas dramatique, bien au contraire. Mais qu’est-ce qui justifierait de faire de ces allers-retours, de ces tranches, un modèle pour la formation du psychanalyste ? En 1937, Freud indiquait à ses élèves de retourner sur le divan régulièrement pour traiter les « revendications pulsionnelles » que soulève la clinique : « Chaque analyste devrait périodiquement, par exemple tous les cinq ans, se constituer de nouveau l’objet de l’analyse, sans avoir honte de cette démarche. »3 Or, lui comme nous sommes au courant que l’inconscient, tout comme la pulsion, ne se représentent pas uniquement tous les cinq ans : ils ne connaissent pas le temps, ce temps qui, précisément, n’est pas sous notre maîtrise. Une psychanalyse ne peut se dérouler autrement qu’en s’accordant avec ces faits qui sont de structure ; aucune tromperie ni manœuvre moïque ne peut les contrecarrer.

En effet, il n’y aucune honte à fréquenter le divan. Analystes et psychanalystes devraient être les premiers à le savoir et le soutenir.


  1. Freud, S. (1910). « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique », in Œuvres complètes, Vol. X, Paris, PUF, 199, p. 67. ↩︎
  2. Freud, S. (1937). « L’analyse finie et l’analyse infinie », in Œuvres complètes, Vol. XX, Paris, PUF, 2010, pp. 13‑55. ↩︎
  3. Freud, S. (1937). Op. cit., p. 51. ↩︎

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