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L’amendement 159… mais cela fait plus de 30 ans !

Aubène Traoré
Deuil-La-Barre, le 21 Novembre 2025

Dimanche dernier, notre collègue madame Baudiment, psychanalyste, nous fait suivre une demande d’aide pour signer une pétition : « Non à l’amendement 159, oui à la pluralité des approches ! ». Avec honnêteté, je peux dire que, sur le coup, les quelques lignes que je parcours me surprennent, sans m’inquiéter davantage.

C’est un jour en famille, dans un parc, j’assiste à une scène rapide où deux enfants jouent à cache-cache. La petite fille, peut-être âgée de 2 ans, s’élance de tout son élan à trois pas des deux adultes qui les accompagnent. Elle s’accroupit, enfouit fort son visage entre ses mains, et s’écrie : « Ça y est, je suis cachée ! » Une scène classique à cet âge, et toujours aussi émouvante. Le garçon qui joue avec elle, a peut-être 4 ans. Il la regarde d’un air perplexe, ses yeux font des va-et-vient entre les deux adultes debout, en attente, affichant un sourire énigmatique, et l’enfant accroupie à sa droite, attendant d’être trouvée. Ce garçon n’est pas dupe : avec 95 % de son corps apparent, la petite fille n’est pas cachée. Mais il joue le jeu jusqu’au bout : sans courir, il s’approche de la petite, dépose doucement sa main sur son épaule, sans un mot. Au contact, elle se redresse d’un coup, se dévoile le visage, rit aux éclats et se précipite entre les jambes de la femme qui lui tendait les bras. L’homme l’attrape et la soulève dans les airs : « Il t’a trouvée ! » Logée dans les bras de ce dernier, l’enfant se tourne vers le petit garçon resté coi : « À ton tour ! »

Parmi ces quatre protagonistes, qui croit vraiment que l’enfant est cachée ? La petite fille, qui glousse tout le temps où elle se cache, en jetant des regards entre ses doigts qu’elle écarte de temps à autres pour se voir être cherchée ? Les deux adultes, qui, pour le jeu, gardent le silence, semblant vivre le suspens de la trouvaille ? Le jeune garçon qui joue jusqu’au bout le rôle de celui qui n’a pas trouvé ce qu’il cherche ?

En lisant l’amendement 159, je me suis sentie comme ce petit garçon : coi. Mes pensées allant entre les lignes de cet écrit, les souvenirs de mes quinze années de travail en CMP où j’ai commencé à me former à la psychanalyse, et la multitude de situations cliniques témoignant des manifestations criantes de l’inconscient.

Papa-État et maman-Patrie croient-ils vraiment que de déclarer le non-remboursement des soins va amputer le corps soignant de la psychanalyse ? Aussi, quel rapport entre choix de la méthode de soin et remboursement ? Je reconnais bien là la manœuvre tyrannique du fameux « c’est pour ton bien » : je te paye ce que j’ai décidé qui serait bien pour toi.

« À compter du 1er janvier 2026, les soins, actes et prestations se réclamant de la psychanalyse ou reposant sur des fondements théoriques psychanalytiques ne donnent plus lieu à remboursement, ni à participation financière de l’assurance maladie. »1

« À compter de janvier 2026 » ? Mais, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs…

Cela fait plus de 30 ans que les cliniciens du Réseau pour la Psychanalyse à l’Hôpital ont mis leur désir sur la table en permettant aux patients et aux psychanalysants de régler chacune de leurs séances par leurs propres moyens financiers, sans aide de l’État. 

Cela fait plus de 30 ans que chaque membre, psychothérapeute ou psychanalyste assume la responsabilité clinique de présenter généreusement, même aux plus démunis, l’offre d’une castration symbolique qui pousse à grandir dignement en engageant ses propres deniers, quelles que soient ses possibilités financières.

Cela fait plus de 30 ans, et plusieurs milliers de patients reçus, qu’à la question « Pourquoi les séances chez un psychanalyste ne sont pas facturables ? », les psychothérapeutes et psychanalystes de l’École tiennent leur position clinique, en répondant avec responsabilité : « Non, je ne vous donnerai pas de factures », je vous invite à régler par vous-même, à hauteur de vos moyens, sans « les chèques psy ».

Cela fait plus de 30 ans que les cliniciens du RPH ont tiré des leçons de leurs observations cliniques. Accepter « les chèques psy » serait se dérober à une position éthique, serait abandonner le patient aux tumultes de sa vie psychique qui comprend une sphère consciente, et une sphère inconsciente. L’échec serait de priver des personnes qui souffrent et cherchent à apprendre de leur souffrance d’une méthode de soin construite notamment pour traiter les passages à l’acte haineux, les angoisses d’abandon, les pensées mortifères, le sentiment d’inexistence, la soif de vengeance, travestis en demande de facturation et de remboursement.

Mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, tenter de faire disparaître la psychanalyse de la scène du soin, comme on suturerait un anus pensant qu’il n’a pas grande légitimité à exister, excepté de faire chier, se rapproche davantage d’un acte d’amputation imaginaire du corps soignant. Je vous laisse en imaginer les dégâts sur le reste du corps.

Pour de meilleurs effets – car les psychanalystes visent à fournir un travail qui produit des effets – je vous invite à travailler l’articulation des interventions des membres du corps soignant, plutôt que de requérir au camouflage de l’un d’entre eux ; un camouflage digne d’une petite fille de 2 ans.

Sevrer un être de l’objet dont il s’imagine dépendre depuis de nombreuses années, ici, l’argent de l’état, se fait avec tact, respect et technique psychanalytique, pour que le désastre d’une amputation imaginaire puisse, au lieu de cela, s’offrir comme castration symbolique vectrice de désir. C’est ainsi que les psychothérapeutes et les psychanalystes formés avec rigueur travaillent à la désaliénation de l’être. Dans ce cadre, le refus déclenche des larmes parlées, de la colère nommée, de la haine adressée, des résistances mises à jour par les associations de pensées, de la culpabilité mise en mots, en somme des paroles vraies ! Là est toute la dimension artistique de la science psychanalytique. J’en fais l’expérience heureuse dans ma propre cure.

Dans la position de responsable des psychothérapies et des psychanalyses des personnes que je reçois, je le constate aussi : l’intervention clinique présentée avec technique et désir peut être saisie par celui qui œuvre à s’émanciper de sa souffrance, comme une impulsion à créer et construire sa parole, sa responsabilité, son existence.

Grâce à ma formation, dans ma consultation, la noblesse de l’offre de castration symbolique fait ses preuves chaque jour. D’une oreille clinique, j’écoute les effets psychothérapeutiques tels qu’ils sont énoncés, qualifiés et validés par le patient lui-même.

Il est vrai que ces dispositifs en faveur du traitement psychique, ainsi que les techniques d’intervention qui les font vivre, peuvent garder le cap dans les conditions d’un certain maillage : une clinique du partenariat avec des professionnels de santé, avec ceux des services sociaux et des organismes de formation, des supervisions quotidiennes, des lectures régulières des ouvrages scientifiques de la théorie et de la clinique psychanalytique, d’ouvrages médicaux, d’œuvres littéraires, d’écrits philosophiques, mais aussi un cursus doctoral qui ouvre à une réflexion épistémologique, forme à la recherche scientifique, une psychanalyse personnelle avec des séances multiples chaque semaine, des rédactions d’articles, d’ouvrages, de brèves témoignant et questionnant le travail clinique, des activités personnelles, une vie de famille riche et vivante.

Sans être exhaustive, cette énumération des éléments sur lesquels un clinicien formé à la psychanalyse s’appuie pour tenir sa consultation, ne dit qu’une chose : la pratique psychanalytique œuvre pour qu’un être construise sa subjectivité, quelle que soit sa réalité sociale, économique, psychique, corporelle ou organique, sans céder sur son désir.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, des invitations vous sont adressées chaque année par le président du RPH, le docteur Fernando de Amorim, saisissez cette offre généreuse de ne plus rester ignorant sur cette affaire : venez nous rencontrer.

Cela fait plus de 30 ans que des dispositifs existent : les cabinets de consultations tenus par des cliniciens formés à la psychanalyse, la CPP, le SÉTU ?, venez les visiter.

Parce que j’entends bien, dans mes séances personnelles, au cours de celles des patients que je reçois, que l’inconscient relève d’une réalité difficile à appréhender, pour ne pas en finir, je citerai le docteur Jacques Lacan, psychanalyste :

« La psychanalyse, dans l’ordre de l’homme, a en effet tous les caractères de subversion et de scandale qu’a pu avoir, dans l’ordre cosmique, le décentrement copernicien du monde : la terre, lieu d’habitation de l’homme, n’est plus le centre du monde ! Eh bien ! la psychanalyse vous annonce que vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet, l’inconscient.2 »


  1. Sénat, Amendement n° 159 – article additionnel après article 18 (supprimé), projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026, consulté le 21 novembre 2025. ↩︎
  2. Lacan, J. « Les clefs de la psychanalyse », entretien à L’Express du 31 mai 1957. in Pas-tout Lacan, École Lacanienne de Psychanalyse (ELP), édité en PDF, consulté le 20 novembre 2025. ↩︎

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